Au Québec, la pénurie de main-d’oeuvre se voit partout et dans presque toutes les sphères de l’activité économique. Par exemple, vendredi dernier, j’ai assisté à une présentation des programmes de formation d’une commission scolaire et eux aussi vivent le manque cruel d’étudiants. Par manque d’inscriptions, on annule des cohortes de cours. À d’autres places, on ferme des restaurants, on refuse des contrats ou on reporte des investissements. Et l’agriculture y goûte aussi. Mais.. cela ne date pas d’hier.
En effet, dans les années 1930 et 1940, des milliers de québécois se dirigeaient à Delhi, en Ontario pour la cueillette du tabac. Plus de 30 000 travailleurs saisonniers non spécialisés de toutes origines se donnaient rendez-vous à la recherche de bons salaires. À l’époque, aucune machinerie n’avait encore été inventée pour la cueillette de cette plante. Et ça prenait une quantité phénoménale de salariés temporaires. Au temps de la grande dépression, le pays bénéficiait de beaucoup de bras en comparaison aux emplois disponibles. Mais, en 1942, les agriculteurs devaient rivaliser non pas juste pour les attirer mais surtout les retenir. Nombreux préféraient s’embaucher dans les villes, dans la construction ou autres travaux de même nature. Pour maintenir leurs employés, plusieurs ouvriers exigeaient 3 repas par jour, un salaire quotidien de 14$ et un endroit pour dormir. Mais, dans un contexte de pénurie de main-d’oeuvre et face à une industrie très lucrative, le jeu en valait la chandelle. Ça ne vous rappelle pas ce qu’on vit actuellement? Augmentation des salaires, améliorations des conditions de travail, magasinage des travailleurs… Bref, on disait de la culture du tabac qu’elle était la plus riche mais aussi la plus terrible.
En effet, cette culture incertaine en a ruiné plus d’un. En plus de devoir trouver la main-d’oeuvre nécessaire, faire face à d’énormes investissements, le producteur devait aussi vivre sous la menace de la grêle et du gel, une calamité pour les plantations. Par exemple, faute d’hommes pour la cueillette, 80 millions de produits à récolter (plus d’un milliard en dollars canadiens de 2019) pouvait pourrir aux champs. La récolte durait 6 semaines sans jours de repos. Le moindre orage provoquait des inquiétudes. La plante, bien qu’elle adore l’humidité, une seule averse pouvait faire le bonheur d’un cultivateur ou en ruiner un autre à un kilomètre de là. Jadis, aux dires des plus expérimentés, la grêle fût la catastrophe la plus ruineuse de ce type d’agriculture. On cultivait le tabac avec la seule issue: « être riche ou ruiné ». Bonjour le stress! Peu importe les aléas du climat, toute la récolte devait être terminée avant les premières gelées. Le secret pour l’ouvrier « se baisser et avancer ». Les premiers jours de la récolte étaient les plus difficiles. Les doigts devenaient écorchés à vifs.

Récolte du tabac à la main à Delhi en 1942 (image: documentaire « la plante qui brise les reins » ONF).
De fait, la seule manière de récolter la feuille de tabac consistait à courber l’échine jusqu’à terre et de la ramasser. Il fallait la cueillir feuille par feuille dès qu’elle arrivait à maturité. Les journaliers travaillaient par équipe de 6 hommes; avançaient de front et ne se levaient que pour remplir les caisses. La feuille de tabac brut est juteuse. La tige, gros comme un pouce d’homme, est gorgée d’eau. Un caisson plein pesait un quart de tonne. La rapidité devenait le facteur de succès de l’opération. On ne pouvait pas attendre. Une fois les feuilles mûres cueillies, les caissons se dirigeaient vers la table de tri. Chaque équipe de tri devait confectionner 1250 bottes de tabac par jour. Avant le coucher du soleil, les trieurs avaient tressé 20 000 nœuds. Les poignets enflaient terriblement. On assignait surtout les femmes au tri. Ce travail, si dur, méritait le même salaire que les hommes aux champs.

Récolte du tabac aux champs à Delhi, 1942 (image: documentaire « la plante qui brise les reins » ONF)
Pour les hommes aussi, les premiers jours étaient les plus pénibles. Selon eux, une fois baissé, ils devaient garder cette position jusqu’au bout. Ne surtout pas se relever car le dos ne supportait pas cette gymnastique du haut en bas à répétition. On ne souffrait pas tant si ce n’était de supporter également la température accablante. La récolte coïncidait avec les plus fortes chaleurs de l’année. Enfoncés dans les rangs de tabac, on y suffoquait. Il faisait plus de 100 degrés Fahrenheit (environ 38 degrés Celsius). D’habitude, quant un homme défaillait ce n’était pas tellement à cause du travail qu’à cause de l’eau; de l’eau qu’il avait trop bu. Les travailleurs se voyaient tirailler par une soif épouvantable au fond des rangées. Il leur fallait absolument éviter de boire sinon crampes douloureuses tout le long du corps et maux d’estomac assurés. Plusieurs renonçaient les premiers jours. S’ils pouvaient tenir la première semaine, l’habitude faisait le reste. Les journées étaient longues; couchés à 11:00 et levées à l’aube.
À cause du sol sablonneux, merveilleux pour la culture du tabac, la terre se réchauffe rapidement et mais se refroidit tout aussi vite dès le soleil disparu. Au matin, les champs sont noyés de brume. Trempés d’humidité, les ouvriers avaient les doigts engourdis par le froid et par les feuilles mouillées. Même quant une matinée semblait belle, il fallait porter des imperméables, des cirés qui faisaient transpirer à grosses gouttes dès que le soleil montait. Désagréable pour les hommes, cette combinaison de chaleur, de froid et d’humidité favorisait la croissance du tabac. Lorsque les conditions étaient bonnes, la plante s’épanouissait tellement qu’elle donnait naissance à des « surgeons » qu’on surnommait des « rejetons ». Il fallait les arracher pour que la feuille profite au maximum de la sève. Une autre équipe spéciale était chargée de cette opération.
Dans un autre coin de la ferme, les séchoirs à tabac appelés « fours » devaient être bourrés à plein tous les jours. Cette opération s’avérait très délicate. Les producteurs ontariens, la plupart du temps, déléguaient cette opération à des hommes en provenance du sud des États-Unis. Ils avaient la charge de l’alimentation continue du four dont la température devait s’élever graduellement pendant 5 jours. Le tabac devait passer du vert au doré. S’il y avait une erreur, une fournée de 1500$ était perdue; soit 23 000$ en dollars canadiens équivalent de 2019.
En mémoire de tous ces milliers de femmes et hommes ayant trimé vraiment très dur dans les champs de tabac en Ontario, consultez le Delhi tobacco museum & heritage center. Sinon, pour les nostalgiques de la culture de cette plante au Québec du temps de nos grands-parents, je vous invite à consulter mes articles suivants: le tabac jaune du Québec, carte postale de janvier 2014, comment produire et conserver vos semences de tabac et le tabac « petit canadien ».
MISE À JOUR (19-01-20):
Suite à l’excellente suggestion de Douce Labelle, une lectrice assidue, je vous inclus ici-bas une chanson interprétée par le groupe Les charbonniers de l’enfer intitulée « O Marie ». Elle témoigne des souffrances vécues par celles et ceux partis « travailler au tabac ».
Quel beau souvenir! Dans les années ´60 nos amis étudiants partaient au tabac pour pouvoir payer leurs études, je pense que ça leur prenaient 1-2 semaines pour pouvoir se tenir normalement! Leur pauvre dos! Merci de me rappeler ce beau souvenir!